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Sniper ou l'art de la guerre selon Pavel Hak

L’infect et l’odieux, Postures, n° 9

L’épuration ethnique, la torture et le viol sont le lot des personnages qui peuplent Sniper, court roman de Pavel Hak. Le récit se situe dans un pays qui n’est jamais nommé, là où il y a la guerre, une guerre civile qui ressemble fort à celle qui a déchiré l’ex-Yougoslavie. Quatre récits s’entrecroisent : celui de fugitifs qui veulent traverser la frontière ; celui de femmes torturées et violées qui parviendront finalement à échapper à leurs tortionnaires ; celui d’un homme qui part déterrer sa famille assassinée, ensevelie dans une fosse commune ; et, finalement, celui du sniper qui donne son nom au titre du roman. La narration passe d’un récit à l’autre, entremêle les histoires, laissant une impression de surenchère dans la violence et l’horreur. Ici, pas de bons sentiments, pas de vision porteuse d’espoir. L’écriture exprime le malheur, la souffrance des protagonistes ; elle dit avec des mots crus, à la limite de la froideur clinique, ce que d’autres auraient considéré comme indicible.

Les victimes dont Sniper raconte l’histoire, bien que confrontées à une violence inouïe, semblent posséder des ressources presque infinies de force et de détermination qui les amènent à poser des gestes radicaux pour se libérer de leurs bourreaux. Des femmes tuent toute une garnison pour parvenir à s’échapper ; un homme déterre à coups de hache les membres de sa famille, assassinés puis emprisonnés dans le sol gelé, afin qu’ils ne soient pas des victimes anonymes, oubliées de cette guerre. Les bourreaux, pour assurer leur domination, doivent écraser toute résistance, tout désir ou toute possibilité de rébellion qui pourrait naître dans la population ; ils savent que le contrôle de la population passe par la prise de pouvoir sur les femmes, par le viol et la torture sexuelle. Un commandant dit à ses hommes, devant une rangée de prisonnières : “ Les femmes seront détenues dans des caves, soumises à des humiliations et des sévices sexuels. […] Notre dictature montrera qu’un État fort reste impuni quels que soient les crimes qu’il commet ! ” Les officiers (comme un seul homme) déboutonnent leurs braguettes et empoignent leurs queues bandées. (Hak, 2002, p. 161 .) Le sniper est un personnage à part dans le récit. Comme tous les tireurs embusqués, il est seul, alors que les autres, les victimes, font partie d’un groupe uni dans la révolte et dans la fuite. Son histoire est d’ailleurs la seule narrée à la première personne, nous donnant ainsi une impression de proximité plus grande avec lui qu’avec les autres personnages. Cette position narrative force en quelque sorte l’établissement d’une connivence, d’une intimité inconfortable entre les lecteurs et le meurtrier. Le récit du sniper nous offre la vision d’un bourreau qui se veut ici philosophe lorsqu’il nous explique les raisons qui le motivent à exercer son métier. Traquer les hommes vivants (ces porteurs de liberté caractérisés par des pulsions incontrôlables, la capacité d’agir de façon autonome, et un imaginaire débordant les lois physiques) est mon métier. […] Ma mission ne consiste-t-elle pas à extirper ces mauvaises herbes de la surface du globe ? Je charge mon fusil. En joue. Feu. (p. 68.) Ainsi, le sniper se pose comme celui qui rétablit l’ordre, qui empêche l’État (l’humanité) de sombrer dans le chaos. Au-delà de ses positions morales et idéologiques, c’est son arme qui le distingue des autres humains, de ses victimes. Son fusil et ses munitions, ainsi que sa position de tireur embusqué, lui permettent de s’isoler du reste de l’humanité. Il en est conscient, et lorsque les munitions viennent à manquer, voyant venir sa capture, la seule issue qu’il envisage est le suicide, avec sa dernière balle. Sniper est un récit de guerre qui ne laisse que peu d’espoir sur les temps à venir, mais qui, paradoxalement, laisse la vie sauve à tous les protagonistes des différents récits, à l’exception du sniper… Bien qu’il soit assez intéressant sur le plan formel, ce roman laisse finalement une impression de moralisme naïf, qui détonne à la fois dans la complexité du sujet abordé et dans le ton très dur et cru utilisé tout au long du texte.

 

Amélie Langlois-Béliveau