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Sniper

EN EMBUSCADE

 D'origine tchèque, arrivé en France il y a dix-sept ans, Pavel Hak a écrit ses deux premiers livres directement en français. Le dernier, Sniper, est une méditation radicale sur la barbarie qui bénéficie d'une bonne rumeur" auprès des critiques.

 Il donne rendez-vous au Café Français, place de la Bastille... Difficile de ne pas y voir un symbole pour cet immigré tchèque qui, en dix-sept ans, s'est immergé, avec une froide détermination, dans la culture et la langue française. Vouloir rencontrer l'auteur de Sniper, un deuxième livre qui vient confirmer le monde de violence absolue et déjantée déjà tracé l'année dernière dans Safari, est une drôle d'idée. Quel peut être l'univers mental d'un homme qui commence son roman par : « Mon devoir est de tuer. Frapper mortellement (en une fraction de seconde) ce qui est condamné à mort. (...) Détruire. Anéantir. Je ne laisserai personne vivant. Il suffit d'un survivant pour que l'irrémédiable ait lieu : l'accusation.» Et qui poursuit sur 90 pages avec des « giclées de cervelle » et bien pire encore? Nerveux, rapide, l'ouvrage met en scène différents épisodes d'atrocités dans un pays en guerre qui pourrait être l'ancienne Yougoslavie. En alternance, les chapitres retracent tour à tour le monologue halluciné d'un tireur embusqué, la quête d'un homme recherchant les corps de ses parents pour les rapporter dans son village, l'interrogatoire musclé d'un groupe de femmes par des militaires et la fuite de villageois cernés par les soldats.
Fiévreux.
Mince et élégant, plutôt réservé, Pavel Hak paraît bien loin de l'univers qu'il décrit. Il n'est trahi que par ses yeux, noirs, intenses, qui deviennent fiévreux dès qu'il est question d'écriture. Pour l'écrivain, la violence est un thème qui s'est imposé « parce qu'on ne peut aujourd'hui éviter cette confrontation ". Mais aussi prégnant qu'il soit, ce n'est qu'un thème. La grande affaire de Pavel Hak, c'est la langue française et l'écriture, devenues pour lui synonymes. Comme pour son compatriote Milan Kundera, comme pour Beckett, l'un et l'autre long temps inaccessibles à Prague.
Une passion inattendue pour ce Tchèque arrivé en France en 1985, à vingt-trois ans, un peu par hasard et sans parler un mot de français. Il est né en 1962 dans une petite ville du sud de la Bohême. Son père ouvrier électricien le voit bien le rejoindre dans cette voie et, surtout, malgré de bons résultats à l'école, il tient à ce qu’il démarre au bas de l’échelle. Pendant ce temps, la contestation politique prend de l’ampleur. Pavel Hak n'a six ans lors du printemps de Prague, mais l'arrivée des chars soviétiques reste l'un de ses souvenirs les plus forts.
Si Pavel Hak décide de partir, après avoir finalement décroché un bac technique, ce n'est pas pour des raisons matérielles ou politiques. « Si j’avais eu une motivation essentiellement politique, je crois que je serais resté. À cette époque la vie était plus facile à Prague que dans bien d'autres pays de l'Est et on pouvait choisir de rester pour résister de l'intérieur. » La chape de plomb qui règne sur le domaine des idées lui pèse beaucoup plus, tout comme l'impossibilité de se confronter aux autres, à leur pensée, mais aussi à leur mode de vie. Il ne supporte pas de ne pas pouvoir voyager, ni de ne trouver aucun des grands textes de la littérature du XXe  siècle. Ni même Baudelaire qu'il porte alors aux nues. Un visa pour la Yougoslavie lui permet de passer clandestinement en Italie, à bord d'un 4x4 Toyota (qu'on retrouve de façon récurrente dans ses livres). Après quelques mois à Trieste (« où Joyce a vécu », souligne-t-il), il s'installe à Vérone, y rencontre sa femme, puis tous les deux décident de venir en France où Pavel Hak demande l'asile politique. Pourquoi la France? Aujourd’hui il dit que c’est la soif de confrontation avec le monde des idées qui l’a guidé vers Paris. Mais immigrer reste pour lui un phénomène mystérieux. « Est-ce que je serais parti si je m'étais posé des questions sur la réalité de la vie qui m’attendait dans un pays dont je ne connaissais rien, même pas la langue? Lorsqu’on est jeune, on est très libre. C’est ce qui est beau et qui fait la force de l’immigration. Il faut traverser les mers. Tous ces clandestins aujourd’hui, ce sont peut-être de petits Ulysse… »
En arrivant, sans chercher à établir des liens avec la communauté tchèque à Paris, il n’a qu’un seul désir : finir ses études. Il obtient une bourse, s’inscrit en philosophie à la Sorbonne (toujours obsédé par la nécessité de se confronter à la pensée des autres) et courageusement va s’asseoir sur les bancs des amphithéâtres alors qu’il ne parle quasiment pas un mot de français. Il poursuivra pourtant jusqu’à la maîtrise puis abandonne faute de trouver un professeur susceptible de lui ouvrir la pensée de ceux qui l’intéressent, Foucault ou Deleuze. Au fur et à mesure que progresse sa connaissance du français, il dévore tout ce qu’il n’a pas pu lire jusque-là. Mais pas pour le simple plaisir de lire. Pour savoir aussi comment chaque écrivain forge sa langue, « d’où vient son écriture singulière ». Comment il se fait qu’avec le même matériau les plus grands – il cite Proust, Guyotat ou Genet – donnent une oeuvre unique fruit d’une théorie littéraire et « d’un fond plus obscur, émotionnel » …
L’un des livres les plus violents. C’est à un petit éditeur installé dans le Gers, découvert après la lecture de Mehdi Belhaj Kacem, qu’il envoie ses premiers textes écrits directement en français. Tristram, et en particulier sa directrice littéraire Sylvie Martigny, jouent un rôle central dans l’éclosion de l’oeuvre de Pavel Hak. Pour lui, écrire, c’est « un combat très long et très dur », « beaucoup de travail » et le besoin d’une certitude, plus difficile encore à acquérir dans une langue qui n’est pas la sienne. Cette certitude, ses éditeurs la lui ont donnée, puis surtout les lecteurs (et les critiques élogieux) de Safari son premier roman paru en juin 2001 et vendu à 700 exemplaires, mais qui lui a valu son premier chèque de droit d’auteur.
Déjà sélectionné par Virgin et pour l’« Opération Talent » d’octobre de la Fnac, Sniper est l’un des livres les plus violents – les plus scandaleux même – de la rentrée. Parfois insoutenable dans sa façon de montrer la cruauté sous toutes ses facettes, Sniper sonde la frontière mystérieuse qui sépare l’humain de l’inhumain. Sa rigueur, son style halluciné, sa fièvre, élimine tout soupçon de provocation. « Comment écrire un livre sur l’horreur sans que le lecteur en sorte secoué?Les témoignages sur ces atrocités inouïes abondent qu’ils viennent de l’ancienne Yougoslavie, du Vietnam ou de l’Algérie, explique Pavel Hak. Réfléchir sur mon époque, c’est essayer de penser cette violence où le corps – et la sexualité – occupe une place ultime. C’est lui qu’il faut humilier, briser, détruire. »

 CHRISTINE FERRAND