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Trans

UNE ALCHIMIE DE LA VIOLENCE

 La guerre n'est pas finie, elle continue, ne cesse jamais. Déplacements, d'autres terres, d'autres visages, sans doute. Mais hier et aujourd'hui, demain encore, d'atroces souffrances meurtriront d'autres corps et le désir de tuer forgera l’histoire. Posée en frontispice à l'oeuvre de Pavel Hak, l'idée d'une violente matrice du devenir humain trouve, dans son nouveau roman Trans, son expression la plus aboutie.

 Comment introduire Trans, le troisième roman de Pavel Hak, autrement que par les poncifs lus ça et là? Car choyé par la critique branchée, on voudrait trouver quelques phrases qui feraient mouche et dégageraient Pavel Hak de la responsabilité d'être un auteur à la mode. Lui-même ne nous aide pas : il écrit des romans cours et nerveux, concentrés d'idées tendues entre elles par une langue dont les excès témoignent à la fois de la maîtrise et de l'instinct. Une formule qui, bien exploitée à travers les thèmes de la violence et de la sexualité, devrait satisfaire bon nombre de lecteurs... Il nous semble pourtant déceler dans l'œuvre naissante de Pavel Hak les contours d'un travail plus riche qui s'inscrirait, aux frontières de l'art et de la philosophie, dans une véritable poésie de la violence.
D'abord quelques mots sur l'auteur, puisque son parcours ne manque pas d'éléments romanesques. Né en Bohème, la vraie, pas celle chantée par Aznavour, Pavel Hak vit une enfance modeste dans un Etat totalitaire qu'il décrit lui-même comme « pas très sanglant, certes, mais où la censure était réelle »(1). Entrée à l'usine à 15 ans, rêve du prestige des études : Pavel Hak quitte son pays pour l'Italie, puis la France. Il y étudie la philosophie à la Sorbonne... Parcours romanesque? De ceci, retenons tout de même que Pavel Hak écrit directement en français, suivant l'idée proustienne qu'on écrit de toute façon dans une langue étrangère.

Il publie son premier roman en 2001. Safari est un étrange diptyque qui propose deux histoires sans lien logique apparent mais pourtant intimement proches. Chacune plonge un homme blanc, incarnation de la violence dominante de l'Occident, dans la sauvagerie de la savane africaine. Le rôle du chasseur s'estompe pour confronter tous les protagonistes aux pires exactions nées de l'instinct de survie. Déjà la présence immuable de la violence est déclinée à travers le choc entre les dominés et les dominants, hommes noirs et hommes blancs, mais la sexualité est également directement liée à la réalisation de cette violence.
Sniper, deuxième roman publié en 2002, enfonce le clou rouillé d'une atrocité inhérente à l'oppression politique, qui accule l'homme à défendre sa vie au prix du meurtre. Tout comme Safari, Sniper prend place en un lieu et un temps indéfinis. Nous étions quelque part en Afrique, nous voici probablement en Yougoslavie pendant les années 90, cependant que rien ne permet véritablement de l'affirmer. Le récit s'organise selon plusieurs voix, victimes ou bourreaux, au cœur d'un enfer où l'action se substitue au choix, où la folie meurtrière et politique se confondent : la sauvagerie, les viols, les meurtres, la morale sont emportés par une outrance descriptive qui frappe, et c'est là le plus surprenant pour le lecteur, droit au cœur de la vérité.
Survolons maintenant l'histoire de Trans :
Wu Tse meurt de faim dans un pays asiatique qui n'est pas nommé mais qui pourrait être, disons, la Corée du Nord. Pour fuir l'oppression et la misère qui le conduisent au cannibalisme, Wu Tse décide de rejoindre une terre plus accueillante, sans doute l'Europe. Commence un périple où chaque lieu de passage, chaque transit, sera marqué par une lutte à mort contre les différents visages d'un système coprophage. Même l'amour, respiration plus que lueur d'espoir, s'exprime de la plus violente des façons.Passé un épisode africain où le roman mord goulûment dans le fantastique, Wu Tse échoue Finalement dans un port, quelque part en Europe, toujours esclave des circonstances, toujours aussi déterminé à vaincre la mort pour les quelques heures qui viennent.
Encore une fois, Pavel Hak choisit délibérément de nourrir son roman de violence extrême et de multiples scènes où le sexe se limite au viol et au sadisme.Procédant par clichés, empruntant volontiers certaines circonstances à la pire littérature de gare (ou au pire des reportages, choisissez...), Trans est une cavalcade hyper-rapide à engloutir cul-sec, comme un alcool fort dont on sait que le goût importe moins que l'effet immédiat sur le sang. L'écriture est par contre relativement déroutante. Scansions et descriptions pornographiques alternent nerveusement avec la réflexion métaphysique, ou l'action à la manière d'un San Antonio. Déconcertant, mais malgré ou grâce à cela, l'ensemble dégage une cohérence intrigante qui laisse supposer le travail passionnant de Pavel Hak. Nous voudrions d'ailleurs proposer ici deux pistes critiques, l'une évidente tant au lecteur qu'à l'écrivain lui-même, l'autre plus personnelle.
La première tient bien entendu dans la position de moraliste adoptée par Pavel Hak. Jetant son personnage sous les déferlantes de l'oppression, le poussant aux pires actes pour sauver sa peau, l'écrivain éprouve obstinément le frottement de l'individu avec le totalitarisme politique, économique ou scientifique. Dans Trans, la résignation tue plus sûrement que la faim, les balles ou la maladie. L’instinct de survie, la révolte, le passage à l'acte ne peuvent se juger dans le confort de notre société suréquipée et hyper-protégée. Alors que nous voyons des populations entières contraintes aux pires conditions de vie débarquer sur les plages d'Europe, Pavel Hak isole le drame individuel intolérable de l'émigrant : jouant sa vie à chaque instant, cet homme, cette femme n'a pas de choix à effectuer, il n'accepte pas la mort, c'est tout. Il semble que beaucoup chez nous, confortablement installés dans un salon ou un café, oublient parfois cet état de fait lorsqu'ils discutent valeureusement de flux migratoires à réguler, de raison garder et de quotas à respecter. Et cette cruauté indicible, Trans parvient à l'exprimer mieux que n'importe quel toman réaliste, justement à travers l'exubérance de l'anthropophagie, du viol et de quelques créatures surgies de l'île du docteur Moreau. (2)
La seconde piste critique prend comme point de départ le titre Trans, y voyant plus qu'une indication du mouvement permanent qui anime le héros. Le livre semble en effet construit selon l'analogie alchimique de la transmutation. Chaque bloc de lecture procède d'une même logique : à une situation initiale d'enfermement (scandée), succède le désespoir et ses interrogations vaines, puis vient le geste (le crime) qui libère mais provoque à son tour un nouvel enfermement… Pavel Hak distille son héros, cycle après cycle, en vue d'obtenir un élixir précieux, l'espoir pur. Wu Tse est donc ce mutant du pire : affamé, il devient cannibale ; tueur pour survivre ; il aime, alors il viole. Pavel Hak nous propose une lecture organique à travers l'emphase de la lutte instinctive et sexuelle qui éloigne la mort pour un temps.
Mais l'emphase suffit-elle? Si Pavel Hak ne nous proposait qu'un regard caricatural sur l'enfer terrestre, ne pourrions-nous pas alors le digérer comme un quelconque pain quotidien humaniste, un soma littéraire qui nous endormirait tout frissonnants plutôt que d'éveiller en nous le geste de rupture? Il y a plus à faire de ce livre que d'affiner notre bon sens et nous répéter la cruauté du monde. Trans importe parce que ce texte opère une transmutation de la lecture de la violence : c'est l'intranquilité qui agit au cœur du roman pour transformer subtilement la qualité de notre compréhension. Parvenir à un tel résultat rend ce livre exceptionnel.

 Lorent Corbeel

 (1) et (2) Pour 1a citation et une approche plus complète de la dimension politique de Trans, nous vous renvoyons à l’interview de Pavel Hak disponible via le lien suivant : http://www.evene.fr/livres/actualite/interview-pavel-hak-trans-sniper-467.php