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Warax

On mesure la puissance d'un roman de Pavel Hak à la privation volontaire qu'il nous fait subir. Plus cette amputation d'une partie du récit est violente, plus la violence originaire, viscérale, qu'il décrit nous frappe de plein fouet. Les descriptions ne manquent pas, en rafales sèches, concises, purement informatives, mais un close-up, une fermeture en ellipse pratique une ablation de ce que l'on attendait en tant que rédemption. Cette guerre éthique avec son lecteur, Pavel Hak la pousse encore plus loin avec Warax. Sa forme romanesque par paragraphes en échiquiers croisés, s'enchaînant de manière mécanique, broie toute possibilité d'interprétation téléologique. Il pose un réel effrayant, opaque, mais dont le ressort ultime, le suspens du thriller ne se laisse jamais comprendre d'un seul bloc.
Cette prise de la fiction dans un dispositif où l'attente est réduite à néant se fixe dans une narration policière sans destination. Elle ne met en haute tension qu'une ligne de fuite qui avance inexorablement vers l'anéantissement. Le nihilisme ne devient plus l'objet d'une simple dénonciation, mais la visée même de l'auteur à travers « la lutte à mort » pour la survie. Avec Sniper, c'était les atrocités des guerres en ex-Yougoslavie, montrées froidement avec des phrases qui claquaient comme des ordres monstrueux, puis Trans, dont l'emballement géographique jetait des flux migratoires à travers camps de rétention, zones sans droit ni loi, frontières mondialisées des échanges de corps humains rendus à l'esclavage. Pavel Hak se place toujours de l'autre côté du temps de la catastrophe; il lui donne une voix, des physiques altérés, et une pluralité polyphonique dans Warax. Ce dernier livre se distribue sur cinq récits, dont quatre en montage alterné, de même volume. À différents lieux du globe, ils se contaminent, comme des plaques tectoniques, venant livrer leur secrète liaison. La guerre totale y ressemble à ce que René Girard a récemment perçu de Clausewitz, c'est-à-dire ce renversement qui fait de la guerre l'horizon de la paix, et non le contraire.
La vérité du monde est cette violence primitive, elle se déploie dans Warax selon les dérèglements de la technologie militaro-financière (le magnat luciférien Ed Ted Warax comme œil omniscient du contrôle). Puis vient « la meute », une horde de chicanos qui passent la frontière pour en détruire la carte réelle et symbolique, et qui finissent par vendre leurs semblables à d'autres plus anthropophages qui les détruiront à leur tour. En simultané, on suit un groupe militaire s'enfonçant dans un cœur des ténèbres atomiques, à la recherche hallucinée d'armes de destruction massive. Pris dans les rets d'un complot médiatique à fin de propagande, on découvre l'arrogant Preston, un arriviste à l'intersection des affaires et des manipulations de l'information, qui finira déchu et mis à mort par sa propre machination, et enfin le sigle FD 21, le dernier homme, identifiable à son unique code-barre, amnésique dans un paysage abrasé de destruction et de mort, d'après l'apocalypse. Resserrée de cette manière, « l'intrigue » ne rend que faiblement compte du déchaînement prophétique que produit ce roman, où l'on retrouve (sans que cela soit nommé) la guerre en Irak, le syndrome de panique bactériologique à l'anthrax, les complots de formatage idéologique de masse, l'échec de la communication terroriste de l'axe du bien devant la guerre asymétrique que lui livrent les kamikazes.
Pavel Hak ne se contente pas d'un « storytelling » à l'envers, consistant à contrer le discours dominant. La concrétion des phénomènes extrêmes dont nous abreuve l'actualité s’avère une fausse piste, que l'auteur accumule comme autant de signes de la fatalité d'un système qui va à sa perte. Il reprend, pour le retourner, le « choc des civilisations » : « Comment ces pauvres masses affamées, fanatisées par les religions (ce mal nécessaire pour maintenir la plèbe en ignorance), pourraient-elles ne pas rêver de la mort de l'Empire? », Warax enregistre la nouvelle donne globale : « La guerre à venir n'aura rien à voir avec une guerre de conquête. Le recours à l'état d'exception nous permettra d'imposer l'extension du paradigme de sécurité. » Tous ces schèmes ne sont que le voile d'illusion derrière lequel se transfigure une intense réflexion sur l'espèce humaine soumise à un holocauste. La part manquante, dont nous parlions en abîme, réapparaît alors, brutalement métaphysique, l'humanité n’est pas une valeur en soi, mais un non-sens indestructible dans sa folie même

 Yan Ciret