Interview de Pavel Hak par Monia Zergane

LA DOUCEUR D'UN MONDE DE BRUTES

On a entendu parler de Pavel Hak à cause de ‘Sniper’, son roman consacré à la guerre. Aujourd'hui,  il nous revient avec ‘Trans’, un récit toujours aussi violent qui a pour toile de fond l’immigration clandestine. Rencontre avec l’écrivain-explorateur des bas-fonds de la condition humaine.

C’est un homme serein et brillant que l’on a rencontré. Un homme paisible autant dans son positionnement existentiel et intellectuel que dans ces choix romanesques. Rencontre contrastée avec cet écrivain qui vient de publier l’un des romans les plus violents et peut-être les plus déroutants de cette rentrée littéraire. Pavel Hak a pris le temps d’admirer l’esthétique de la pyramide du Louvre, tout en nous confiant un peu de son univers littéraire...




Dans votre roman "Trans", vous avez choisi de vous confronter à un sujet d'actualité brûlante : "l'immigration clandestine", également thème fort de cette rentrée littéraire. Pourquoi ce choix ?



C'est bien sûr un sujet d'actualité, mais pour moi, le flux migratoire est un problème décisif qui bouleverse le monde actuel. Un phénomène qui couvre la dernière décennie et qui, sans doute, va continuer à transformer le monde. Je pense que quelque chose a changé fondamentalement, à partir de 1989 avec l'effondrement des deux blocs idéologiques et la fin de la guerre froide. Et ce qui m'intéresse ce sont ces individus concrets qui vivent dans des conditions très difficiles, dans des pays où les régimes politiques et la misère les mettent dans des situations extrêmes de survie. S'ils veulent partir c'est par nécessité. Ce n'est pas un choix libre. Cette situation a quelque chose de profondément politique.


Wu Tse, le héros de votre roman est un être programmé pour survivre, contraint à chaque instant à céder une part de son humanité, c'est comme ça que vous percevez les personnes que l'on voit, à la télé, débarquer sur les côtes méditerranéennes ?

Le héros de mon roman vient d'Asie, mais il suffit de changer les noms pour être exactement devant la même situation de survie. Ces gens sont dans une sorte de combat pour la vie, c'est absolument décisif. Cette "programmation" est profondément politique. Elle vient des dispositifs de pouvoir qui sont en place, là où ces personnes concrètes, en chair et en os, vivent. J'insiste sur ce point car si on pense ces personnes comme une masse , on est perdu. Il faut absolument les penser individuellement. Prenons ce qui arrive au sud de l'Europe, à Lampedusa par exemple, ces hommes et ces femmes assoiffés, affamés, décharnés, mourants, c'est atroce. Pour nous, ce ne sont que des images, alors que pour eux, c'est une lutte acharnée pour la vie. Il y a là véritablement un drame. C'est profondément tragique et c'est une dimension qui m'intéresse beaucoup dans la littérature. Que ce soit "Antigone" de Sophocle ou même "Le Château" de Kafka, la confrontation avec le pouvoir est au centre de ces textes. Il y a la mort en jeu et c'est profondément philosophique. Au fond, c'est comme Ulysse qu'on admire et qui se lance vers l'inconnu. Ce qui m'intéresse concrètement dans mon roman c'est la description de cet Etat totalitaire. Le totalitarisme du XXe siècle bien sûr, celui qui existe encore aujourd'hui mais aussi la préfiguration d'un Etat ultrasécuritaire qui nous menace directement à mon avis.


Vous concevez votre oeuvre comme porteuse d'une forte dimension politique ?

Non, ce qui m'intéresse c'est la littérature, c'est inventer une situation et des personnages, pour raconter le monde contemporain. Pas dans l'actualité journalistique mais dans ses agencements les plus profonds. Mes personnages sont dans un rapport de force. De ce point de vue, il y a effectivement une dimension politique. Ces rapports de force sont violents d'où la violence de mes textes, souvent insupportable, d'ailleurs, mais bien réelle. Pour moi, la littérature n'est pas un produit de consommation, c'est-à-dire expurgée de ses aspects violents, problématiques, troublants, inquiétants, angoissants. Mais je tiens profondément à cette dimension politique dans mes romans puisque j'ai vécu, moi-même, concrètement sous un régime totalitaire, pas très sanglant certes, mais où la censure était réelle. Et je suis très sensible à cette question.




Votre personnage traverse trois continents, affronte les plus horribles épreuves pour atteindre l'Europe : anthropophagie, viol, meurtre... Une violence sans limites se dégage de votre roman, pourquoi ce besoin de forcer autant le trait ?

Le monde est dur. Dans un roman, le problème de l'invention romanesque se pose d'emblée tout de suite. Il s'agit de trouver une narration adéquate, un style adéquat pour projeter ses personnages sur la scène romanesque. Les enjeux de la narration sont essentiels. On peut brasser les continents en deux mots puis s'attarder sur une scène comme celle de la fin du roman où le personnage est dans les docks. Ces temps d'accélération sont aussi nécessaires que ces haltes qui servent à raconter et à s'interroger sur le monde.




Mais votre roman baigne dans la violence et le sexe, vous ne craignez pas de choquer parfois ? 



Ca ne m'intéresse pas de choquer. La dimension sexuelle et la violence sont réelles. Je crois que c'est de la naïveté de penser que pour les femmes, cette dimension n'est pas présente. Ca nous renvoie directement à la question du corps. Un homme est souvent une pure force de travail. Dans le roman, le chantier où Wu Tse est forcé de travailler est un pur dispositif de pouvoir. Il y a effectivement des scènes de viol, de sodomie, mais il faut savoir que souvent les femmes sont prises dans ce genre de dispositif. Et je pense que ça se passe dramatiquement pour elles. On ne peut pas éviter cette dimension et je n'allais pas faire un roman où on arrive dans un centre de rétention comme on arrive au Ritz. Je n'y arrive pas. Que ce soit en Afrique ou en Asie, le dispositif de pouvoir s'attaque au corps et à la sexualité. Tout régime totalitaire ou ultrasécuritaire détruit le corps, les sensations et les émotions.




Dans votre roman, vous évoquez à plusieurs reprises les notions de progrès et de science, notamment à travers la figure du chercheur fou et de la bande de "Crétins", une manière de dénoncer ? 

Ce n'est pas de la dénonciation. L'enjeu pour moi est de montrer. Mettre en représentation un monde contemporain où justement le capital, la technologie, les inventions ont leur place. Il faut gérer d'une manière romanesque les éléments les plus inquiétants, comme les modifications génétiques. La recherche peut s'orienter vers quelque chose de très positif ou elle peut déraper. C'est pour ça que le personnage du chercheur est à la fois intéressant et inquiétant. C'est une thématique très contemporaine. Ce n'est pas un motif central de mon roman mais je voulais que ce soit présent. 




Mais on vous sent un peu pessimiste sur l'avenir de l'humanité dans votre roman ?

Absolument pas. Je crois à la force et au combat. Le monde est comme il est mais on est là pour se battre. On peut s'en sortir, on peut perdre mais il n'y a aucun pessimiste dans tout ça. Si on est pessimiste, on est fini. Mon personnage, et tous ces gens qui tentent de fuir leur pays ne sont pas pessimistes, ils ne dépriment pas. La psychanalyse n'est pas faite pour eux. C'est ce combat que j'ai voulu mettre en valeur dans mon roman. Effectivement, il y a beaucoup de violence, mais aussi beaucoup d'humour, de burlesque...




Il y a aussi de l'amour...



Oui, ce roman c'est une histoire d'amour, et je suis sérieux. Mon personnage aime profondément la vie. Mais bien sûr, on doit choisir, on ne peut pas aimer tout le monde puisqu'on combat aussi un certain nombre pour pouvoir survivre. Je ne rentre pas dans la logique du pessimisme ou de l'idéalisme, ce qui m'intéresse, c'est que mon écriture soit capable de narrer et de brasser le monde. Et dans ce mouvement, il y a pour moi quelque chose de très positif, de vital, de bon.


Vous avez, vous-même, traversé l'épreuve de l'immigration, qu'est-ce que vous en gardez et qu'est-ce qui resurgit dans votre roman en relation à votre propre parcours ? 

C'est quelque chose qui vous reste à vie. Une position à laquelle je tiens, une expérience profonde. Quand vous êtes étranger, il faut être extrêmement fort, car c'est extrêmement destructeur. Alors, être étranger, malheureux, chassé et traqué ! Vous entendez mon accent ? Aujourd'hui, j'ai la force de l'assumer et j'aime ça. Mais ça m'a profondément transformé. Ce qui est terrifiant aujourd'hui pour moi, c'est ces petites identifications étriquées liées aux idéologies, celles qui consistent à toujours construire un ennemi. Mon expérience m'a permis finalement un tout autre ancrage dans le monde. 




Vous avez appris le français très tard, quel est votre rapport à cette langue ? 



C'est ma langue d'écriture tout simplement. J'aurais pu à un moment de ma vie écrire en italien ou en anglais. J'ai choisi le français et il a fallu que je travaille pour mettre au point une écriture puissante, vivante, capable d'agencer le monde dont je voulais parler. Quand les gens se retrouvent dans un pays étranger, dans une autre langue, il prenne cette langue pour raconter ce qu'ils ont à dire. Maintenant, il faut le faire artistiquement. C'est Proust qui disait qu'on écrit toujours dans une langue étrangère. 




Mais Pavel Hak, vous rêvez dans quelle langue ?



Alors là les rêves, ça brasse toutes les langues que je connais, que j'ai croisé et même des langues inventées du futur ou du passé…

Propos recueillis par Monia Zergane