Diacritik : Entretien avec Pavel Hak par Federica Gianni
Bohême, New York, Prague, Paris, Rio, Sarajevo – années 1930, année 1942, années 1960, 1980. Le narrateur parcourt ses origines, sa vie d’émigré, son identité et ses autres possibles. Souvenirs d’enfance, histoire familiale – la violence nazie, la répression communiste. Le roman kaléidoscopique de Pavel Hak est un vertige historique, narratif, temporel, mental. Entretien avec l’auteur d’Autobiographie. Je voudrais commencer par le titre de votre roman, Autobiographie. D’une autobiographie, on attend principalement deux choses : la première, qu’il y ait une coïncidence entre l’auteur et le narrateur ; la seconde, que le sujet écrivant raconte sa vie en s’appuyant autant que possible sur des faits réellement survenus. Ces deux postulats fondamentaux du genre autobiographique sont clairement trahis dans votre livre. Pourquoi avoir choisi ce titre ? Trahir les postulats fondamentaux du genre, casser les codes, dynamiter les normes : c’est souvent une nécessité pour aboutir à une œuvre originale. Et toute œuvre devrait être une tentative d’acte artistique original, cherchant à dire quelque chose de décisif, à bouleverser ou enchanter le lecteur, à démolir la médiocrité, à pulvériser l’insignifiance. Surprendre, sidérer, déranger, inquiéter, stupéfier : voilà la fonction de l’art. Et rendre heureux, bien sûr : j’ai toujours été heureux en lisant Sophocle, Shakespeare, Dostoïevski, Stendhal, Flaubert, Balzac… Parce que j’explorais, à travers ces œuvres prodigieuses, l’existence humaine et les dures lois du monde. Il y a des séquences dans Autobiographie où il y a une coïncidence entre l’auteur et le narrateur, au sens où le sujet écrivant raconte en s’appuyant sur des faits réellement survenus, dans sa vie ou dans l’histoire de sa famille. Mais le choix et la justification du titre ne tiennent pas seulement à cela. Deux mots sur la genèse de ce roman : je travaillais, autour de 2012, dans le sillage de Warax, roman publié en 2009, sur un autre roman centré sur les enjeux du monde contemporain, d’après mon point de vue : guerres, bouleversements géostratégiques, pouvoir oligarchique, trafics, migrations, richesses, pauvretés, etc. Soudain, à cause d’un conflit que j’évoque dans l’ouverture d’Autobiographie, j’ai été renvoyé à mes origines, forcé de m’interroger sur mon intégrité humaine, suspecté du pire. Évidemment, depuis mon arrivée à l’Ouest en 1985, après avoir franchi clandestinement la frontière entre la Yougoslavie et l’Italie, j’ai l’habitude – en tant qu’étranger et en tant qu’émigré – d’être suspect, indésirable, mal vu, taxé d’intrus, soupçonné d’être un criminel. Ce « capital de suspicion » caractérise l’existence d’un migrant. À plus forte raison d’un immigré. C’est peut-être seulement quand on est un étranger venant d’un pays puissant – comme les USA, par exemple – qu’on n’est pas suspect. Dans mon cas, venant de l’Est – alors que je viens du cœur de l’Europe : Prague, la France n’étant géographiquement que le bout de l’Europe et du continent euro-asiatique qui est le nôtre –, les soupçons sont encore plus graves : j’ai été et je suis probablement toujours soupçonné d’être d’extrême gauche ou d’extrême droite, raciste, antisystème, violeur, assassin, en tout cas quelqu’un d’inculte et humainement abject : une brute ignorante et dangereuse. Contexte qui peut être pesant quand on n’a pas la force d’encaisser. Donc, en 2012, être tout à coup obligé de justifier mon existence, d’expliquer encore et encore qui je suis, de m’interroger sur mes origines et sur mon intégrité humaine, j’ai trouvé cela hallucinant. Les chiens de garde voulaient me clouer au pilori, m’empêcher de publier, m’anéantir socialement, me liquider existentiellement – et vraisemblablement justifier leur raison d’être et leur vision du monde en découvrant un horrible salopard. Une ordure. Finalement, rien de nouveau. Déjà à partir de 1210, à la Sorbonne, l’Église et ses chiens de garde combattaient avec férocité l’autonomie intellectuelle, traquaient le savoir potentiellement subversif, pourchassaient les rebelles, dénonçaient des « exécrables erreurs ». Tous ceux qui s’écartaient des dogmes – Siger de Brabant, Roger Bacon, Guillaume d’Occam – étaient poursuivis, exclus de l’université, jetés dans des geôles. Et cette féroce répression contre la liberté de penser continuait. Giordano Bruno : brûlé vif à Campo de’ Fiori en 1600, etc. Digression : c’est pour cette raison que je tiens tellement à l’université, un dispositif qui apprend à penser, crée et fait circuler savoir et connaissances, décisifs pour la construction d’un individu libre, insupportables pour les pouvoirs répressifs. Et l’Europe, la profonde originalité de l’Europe, c’est ça : l’invention de l’université, le combat contre les dogmes, le rejet de l’obscurantisme, l’invention de la science moderne, le refus de l’oppression sous toutes ses formes, un mouvement d’émancipation, l’affirmation de la pensée, la lutte pour la liberté d’expression et contre la censure. Un pays où la loi dicte ce qu’il faut penser est un pays mort. L’Union soviétique en est un exemple emblématique. En 2012, donc, choqué et stupéfait par cette mise en cause de ma personne, doublée d’une virulente condamnation de ma littérature jugée violente et contaminée de pornographie, je me suis dit : « d’accord, tourne-toi vers tes origines, essaye de comprendre qui tu es et d’où tu viens, réponds à tous ces soupçons et toutes ces accusations, en écrivant un roman, puisqu’écrire est ton activité principale ». Et là, ce fut le vertige, puisque j’ai dû me tourner vers le passé, essayer de comprendre ce qui me déterminait, quels événements et quelles périodes avaient été décisifs pour moi : enfance, jeunesse, communisme, nazisme, année 1942, émigration… Une plongée dans le 20e siècle. Une évocation des périodes temporelles déterminantes pour moi. Avec l’impératif romanesque de complexifier ce travail de mémoire par l’élaboration fictionnelle de certains motifs. Émigration. Histoire. Impératif qui exigeait d’organiser l’ensemble en trouvant une forme adéquate. D’où cet enchâssement des époques, le chevauchement des thèmes, les échos et la polyphonie, la chronologie éclatée. Travail amplifié par l’élaboration de la notion de « spectre de vie », évoquée à la fin de l’ouverture d’Autobiographie. Ce que j’ai été, ce que j’aurais pu être. Hak, Korshak, Rohaković. Une notion basée sur le postulat qu’un être humain est une multiplicité d’époques et de strates historiques, de virtualités et de singularisations, ce dont chacun peut faire l’expérience s’il s’interroge sur sa propre vie. L’un des aspects qui m’ont le plus frappée dans votre livre est la présence massive de la violence, qui est surtout une violence physique, corporelle. Chaque chapitre du roman, chaque histoire racontée est marqué par au moins un épisode violent. Quel est le sens de cette férocité dans votre livre ? C’est l’un des éléments qui m’ont le plus touchée, mais aussi l’un de ceux que j’ai le plus aimés, parce que je ne l’ai pas perçue comme un élément « esthétique », comme un simple exercice de style, mais cette violence m’a renvoyée à une idée de littérature non consolatrice – et j’ai vraiment apprécié cela. Le monde est violent. La vie est violente. Vivre est un drame. L’existence est tragique. Regardons le monde actuel. Guerres, terrorisme, virus, brutalité des rapports sociaux, tension migratoire, abîme qui se creuse entre les riches et les pauvres, oligarchie déchaînée, technologie incontrôlable, science qui bouleverse les fondements anthropologiques de l’être humain : la violence est au cœur de tout. C’était déjà la position d’Héraclite. Et, pour moi, l’art – et la littérature en particulier – doit donner une vision du monde qui correspond au monde réel, à l’histoire souvent tragique, aux drames de vies individuelles qui évoluent dans des univers de violence et de conflits. Les œuvres qui proposent une vision du monde édulcorée, dépourvue des aspects jugés trop violents, dérangeants ou scandaleux – alors qu’ils caractérisent l’époque –, ces œuvres qui n’abordent pas la vérité du monde et de l’existence humaine ne m’intéressent pas. Revenons à Autobiographie. Ces soupçons et ces accusations qui sont évoqués dans l’ouverture du roman, c’est de la violence. Pire : c’est la volonté de faire taire un auteur, d’anéantir une voix littéraire, d’exclure un univers romanesque du champ culturel, de censurer une œuvre, d’attaquer une pensée et la liberté de penser. Est-ce que je surréagis ? Je suis né et j’ai grandi dans un univers totalitaire. Et l’essence du totalitarisme est de combattre la liberté humaine. D’anéantir la liberté de penser. De démolir les êtres humains libres. De liquider tous ceux qui s’opposent à l’oppression totalitaire. Voilà ma sensibilité. Après cette expérience historique, j’exècre les pouvoirs répressifs, les attaques contre la liberté individuelle, les mises en cause de la liberté d’expression, la censure et ses sbires, les lois qui vous dictent quoi penser, ceux qui confisquent le pouvoir, l’écrasement de ceux qui s’opposent à l’État oppresseur. L’histoire ne se répète pas. Ce qui se répète, ces sont les horreurs de la guerre, les exécutions sommaires d’individus qui défient le pouvoir, la liquidation des personnes qui résistent aux pouvoirs répressifs, la haine de ceux qui pensent indépendamment des normes imposées. Le monde communiste et les totalitarismes du 20e siècle sont révolus. La résistance à l’oppression, le combat contre les forces réactionnaires qui vous dictent quoi penser et qui écrasent tout individu qui s’obstine à rester libre, la nécessité de se dresser contre les restrictions des libertés individuelles et surtout de la liberté de penser – de penser et de créer – voilà qui reste d’une grande actualité. J’ajouterais qu’en arrivant en France, en 1986, j’ai eu le bonheur de découvrir, après avoir appris le français, la pensée de Deleuze et de Guattari avec L’Anti-Œdipe et Mille plateaux, de Michel Foucault avec Surveiller et punir et Dits et écrits, pour ne nommer que ces immenses pensées qui élaborent les problématiques évoquées ci-dessus – et qui me touchent au plus profond de mon existence. Donc, pour revenir à votre question, au fond de cette « férocité », il y a certainement une volonté de vérité. Une volonté de dire le monde tel qu’il est réellement, de fictionnaliser des destins individuels sans en supprimer les aspects jugés irrecevables ou insupportables par la « bienpensance » et les défenseurs de la littérature que vous appelez « consolatrice ». Les œuvres de Sophocle ou de Shakespeare sont des exemples absolus du positionnement qui est le mien. Dans la littérature moderne, Voyage au bout de la nuit de Céline, Madame Edwarda de Bataille, Le tombeau pour cinq cent mille soldats de Guyotat, Sanctuaire de Faulkner, Naked Lunch de Burroughs, American Psycho de Ellis, La route de Cormac McCarthy, s’inscrivent dans cette lignée littéraire. La troisième question, d’une certaine manière, se relie aux deux premières. Votre roman est caractérisé par une intrigue extrêmement prenante, l’histoire est riche en aventures. Ce n’est pas un livre contemplatif, et cela semble aller, en partie, à l’encontre du genre autobiographique, qui se distingue généralement par un ton plus intime, plus réflexif. Je me demandais surtout si cette tendance des personnages à l’action, à la dynamique, reflétait aussi une vision poétique de l’auteur : une vision d’une littérature qui ne console pas de la douleur et de la souffrance, mais qui, en même temps, produit — sinon de l’espoir — au moins du mouvement, un désir de changement. L’intrigue est nécessaire pour organiser les événements, créer de la tension dramatique, dynamiser la narration. Mais aussi pour rendre l’agencement des choses et la complexité des affaires humaines. Les interactions entre les individus se transforment toujours très vite en des intrigues qui dévoilent les intérêts personnels, les objectifs que chacun se fixe au sein de la société où il évolue, les enjeux du pouvoir. La vie sociale est un nœud d’intrigues. Idem pour la politique. Créer une intrigue forte – je peux citer le Shakespeare de Hamlet ou de Macbeth, le Balzac des Illusions perdues ou de Splendeurs et misères de courtisanes – est donc important pour dévoiler les rouages de l’époque, construire un univers romanesque capable de refléter le drame humain et la réalité du monde. Cette nécessité de créer une intrigue forte me semble d’autant plus grande lorsqu’on veut parler de l’oligarchie, de la finance, des magnats de l’industrie d’armement et des magnats des médias, comme j’ai tenté de le faire dans Warax, et bientôt dans Trust, mais aussi dans Autobiographie, en me tournant vers l’histoire pour raconter la nomination du SS-Obergruppenführer Reinhard Heydrich au poste de Reichsprotektor à Prague, puis sa mort en juin 1942 suite à l’attentat commis par des résistants tchèques. Nous sommes toujours dans un univers d’intrigues effarant de complexité. Mais mon intérêt pour l’intrigue a également un fondement anthropologique dans la mesure où je pense que l’être humain se caractérise par une grande propension à intriguer, activité souvent profondément investie – raison, pulsions, instincts –, et qui inclut des manigances, instrumentalisations, manipulations, calomnies, nuisances. Machiavel ou La Bruyère seraient d’accord. Ça intrigue dans les bas-fonds comme dans les hautes sphères – et même dans l’édition. En ce qui concerne l’aventure, vous touchez une dimension importante : la vie est une aventure. Ou elle le devient d’un coup, dès qu’on fait certains choix. Par exemple, quand on décide d’émigrer, souvent sans qu’on sache ce que cette décision implique comme conséquences, la vie devient très vite une grande aventure, très risquée et pleine de dangers, comme je le raconte dans mes romans Trans et Autobiographie. S’engager dans l’armée, devenir banquier, agent secret ou trafiquant de drogue, ce genre de choix implique aussi une vie très aventureuse. Notons que la vie intellectuelle est la plus grande aventure que je connaisse. Et cela nous conduit au dernier point de votre question : vision poétique de l’auteur. Pour relever le défi que pose l’aventure, il faut beaucoup de force et beaucoup de vitalité. Un désir puissant d’inconnu. Mes personnages d’émigrés sont habités par un grand désir de vivre. Ils sont pleins de vie. Ils défient l’avenir. Et les dures lois du monde les placent souvent immédiatement dans une situation de survie. Où la nécessité de survivre se transforme en lutte pour la vie. Sinon en lutte à mort. Voilà les logiques profondes qui structurent mes textes. Cette volonté d’affirmer leur existence caractérise également mes personnages appartenant aux sphères oligarchiques, comme Ed Ted Warax ou Roy Kingley, personnage de mon prochain roman, Trust. Et les femmes dans mes romans – à l’instar des personnages féminins dans Sniper – sont souvent habitées d’une force de vie exceptionnelle, nécessaire pour affronter les dangers qui les guettent dans un univers de violence, agencé par des forces impitoyables. Vouloir vivre, ne jamais se laisser abattre, résister à ce qui nous écrase, combattre toute forme d’oppression, aimer, jouir du simple fait d’exister, voilà ce qui sous-tend mes univers romanesques. Et vos projets à venir ? Vous avez mentionné votre prochain roman, Trust. Pouvez-vous nous en dire plus ? Je tiens énormément à ces deux romans : Trust et Autobiographie. Après avoir réussi à publier Autobiographie en 2024, chez KC éditions, j’espère publier Trust cet automne – toujours chez KC éditions. Une maison indépendante qui vient de se lancer. Je ne veux pas en dire plus. Il faudra lire.