Article de presse
Sniper

Terre brûlée

 

LE FEUILLETON D'ÉRIC CHEVILLARD

 

PEUT-ÊTRE EXISTE-T-IL une logique des passions qui, jusqu'à un certain point, se moque du contexte et crée elle-même les conditions nécessaires à leur satisfaction. Ce n'est pas parce que son œil est vert et son esprit vif que je suis amoureux d'Henriette, et certainement pas non plus parce qu'elle s'appelle Henriette, mais parce que ma tendre petite âme avait besoin d'amour (et l'espèce de nos œufs frais, selon Schopenhauer). L'aspect très scénarisé de nos aventures semble plaider en faveur de cette vision tristement mécaniste de notre condition, comme si nous tenions à notre tour un rôle éculé dans une pièce qui fatigue les planches depuis trop longtemps. Un jour, inévitablement, Henriette me quittera pour un autre : c'est écrit.

La guerre serait-elle aussi une passion humaine? Il faut l'admettre, sans doute, puisque cette planète n'a pas connu trois jours de paix depuis que notre espèce ingénieuse a appris à faire un pieu de la branche du rossignol avec le tranchant d'un caillou. Et puis, nous retrouvons dans tous les conflits armés les mêmes stratégies, les mêmes objectifs. Seuls les moyens changent, de plus en plus sophistiqués. Mais on dirait bien, à chaque fois, que le contexte est surtout un prétexte.

S'il fut sans doute inspiré par la guerre en Bosnie (1992-1995), le récit de Pavel Hak, Sniper. publié en 2002 et repris cette saison en poche par l'éditeur, s'affranchit justement de tout contexte afin de circonscrire dans leur brutalité injustifiable les formes de cette passion funeste qui est aussi une pulsion de mort. Aucun moyen de situer l'action. Pas un nom de lieu. Comme partout, des villages, des ponts, des forêts. Les personnages non plus ne sont pas nommés, réduits à leur fonction pour les bourreaux - snipers, violeurs, tortionnaires -, comme si celle-ci les définissait essentiellement, tandis que les autres sont d'abord des victimes, otages, fuyards, suppliciés, avant, pour certains, de se rebiffer.

Nous savons peu de choses de la situation, donc. Pavel Hak, né en 1962 en Bohême, installé en France en 1986 (et qui écrit en français), ne nous donne pourtant pas ici une théorie de la guerre, abstraite et désincarnée. Rien de plus concret, au contraire, que cette violence nue, concentrée en une centaine de pages. Seules certitudes : il s'agit d'une guerre civile et ces hommes sont nos contemporains. Quatre récits alternent, ainsi se maintient tout du long une tension extrême : le monologue d'un sniper planqué dans une anfractuosité, les tortures et les viols infligés par des soldats à des rebelles prisonniers, l'errance d'un groupe de fuyards à la recherche de la frontière et la quête d'un fils retournant dans son village dévasté, alors que la guerre continue, afin de récupérer les corps de ses parents et de ses frères.

Le sniper ne rate jamais sa cible. Il nous atteint en plein cœur dès l'incipit : «Mon devoir est de tuer. Frapper mortellement (et en une fraction de seconde) ce qui est condamné à mort. Par qui? Pourquoi? La guerre n'admet pas de questions. » Celui-ci est un exécutant, un tueur froid qui obéit aux ordres - la figure est connue, récurrente. Il se justifie pourtant, il veut abattre et anéantir «cette anomalie porteuse de paroles insensées qu'est l'homme». Car la parole accuse, dénonce, argumente: «Adorateurs du verbe ( ... ), votre cervelle volera en éclats. » Pavel Hak refuse précisément ce silence qui abandonne tout l'espace au fracas des tirs, des explosions, aux hurlements des blessés. Les mots pour dire l'horreur existent, et ce sont des mots implacables qui font apparaître dans le champ de l'art littéraire cette cruauté et cette bestialité que nous n'envisagions que sur le champ de bataille, dans la fureur des combats. Certains criminels blêmissent en écoutant au tribunal le récit circonstancié de leurs atrocités : ce qui est formulé s'inscrit soudain dans l'ordre des réalités, y compris les actes qui semblent relever de la barbarie ou de la folie.

Les scènes de viols et de tortures sont presque insoutenables dans ce livre. Mais il n'est rien d'innommable pour l'écrivain. Le silence est le lot des victimes. Pavel Hak montre qu'il peut être aussi leur force. C'est une muette qui conduit le groupe des fuyards, armée de sa seule détermination. Les soldats supplicient les rebelles pour les faire parler, obtenir des noms, des renseignements : ils se taisent. Ce sont des morts, encore, que le fils exhume de leur fosse commune en ouvrant à coups de hache le sol gelé, ce sont ces cadavres qui témoignent, les yeux ouverts sur l'horreur - tel celui du père, «encore stupéfait par cette inconcevable irruption du monstrueux dans la vie des gens ordinaires ( ... ), levant son bras pour parer les balles tirées sur lui, lançant des anathèmes à ceux qui avaient déjà tué sa femme et ses deux fils ».

Voici un livre qu'il faudrait lire quand nous taillons nos pieux avec le tranchant d'un caillou, pour nous garder de la tentation de la guerre. A défaut de devenir meilleur en le lisant, l'homme se lasserait peut-être d'être aussi prévisible et misérable. Car même le criminel que ces massacres réjouissent sera finalement «saisi d'effroi», écrit Pavel Hak : «A cause du manque d'explosifs. »