Article de presse
Safari

AFRIQUE DE FANTASMES

 Deux romans imaginent des aventures ébouriffantes sur le continent noir. Drôles d'exercices transformistes chez Vincent Colonna, inquiétante plongée dans une violence inhumaine chez Pavel Hak.

 Faut-il dire adieu à Philippine? Native du Bénin, sage épouse d'un conservateur d'art africain, la jeune femme a disparu alors qu'elle passait quinze jours de vacances dans son pays d'origine avec son amie Diane, qui se retrouve déboussolée à Cotonou (sans argent ni passeport) et qui se lance sur la piste de la fugitive (à moins qu'elle ait été kidnappée), de la frontière togolaise au Nigeria en passant par le Ghana. Tout le suc de ce roman d'aventures rocambolesques (signé par un homme qui écrivit sous la direction de Gérard Genette la première thèse sur l'autofiction, et qui semble ici en être revenu) tient à son ton (pas dupe), à son humour (pince-sans-rire), à sa puissance d'évocation (science du dépaysement, de l'exotisme, de l'image et du son). Et aussi à la dextérité avec laquelle l'auteur associe le lecteur et ses personnages à sa composition romanesque, mêlant à son récit le carnet de Diane et le journal intime de Philippine, nous interpellant en tète de chapitre par des considérations ironiques sur ses propres tracas (« Pourquoi la narration est-elle si rétive aux idées? Je découvre qu'il est difficile de mettre en scène un personnage d'intellectuel, sans contaminer mon histoire de références fastidieuse ou de considérations indigestes. ») ou par ceux de son héroïne ( « ... où je donne à mes lectrices une recette pour occulter les hommes en leur absence ») ...
L'étonnant roman de Vincent Colonna tire aussi malice de son sujet. Lorsqu'il ne se heurte pas au problème de la pornographie, qu'il résout avec brio (« comment dévoiler tous mes ébats sans rebuter les belles âmes qui font l'opinion
? mes lectrices? mes parents? »), le romancier se pose en transformiste (c'est-à-dire capable de changer d'identité à volonté) observateur de personnages qui s'adonnent eux aussi à cette «curieuse doctrine de la fictionnalisation de soi, entre le jeu de rôle et la métempsycose, qui prône ce qu'on a rêvé d'être et qui n’a pas fini d'embrouiller [son 1 histoire ».
Avant de clore l'épopée endiablée par une pirouette digne de Fregoli, il aura initié tout son monde aux signes maléfiques du pays Ibo, aux discothèques, trafics d'organes, marchands d'amour sentimental, jeux d'échos et de miroirs. Dans un troublant mélange d'excitation et d'inquiétude. Tout voyageur (et lecteur), ici, est en péril d'un abus de pouvoir. Déjà, dans son premier roman, Yamaha d'Alger, où un jeune journaliste enquêtait dans la «cité interdite aux impies» sur l'assassinat d'un supporteur charismatique de l'équipe de football locale, Vincent Colonna frappait par son talent à peindre la peur qui saisit l'étranger dans un pays où il se sent suspect, menacé, intrus, où l'atmosphère de guerre civile contribue à alimenter sa panique.
C'est dans le même climat, dans la menace d'une terreur incontrôlée, que nous plonge Pavel Hak, Tchécoslovaque exilé en France depuis quinze ans, diplômé en philosophie à la Sorbonne, auteur d'un premier roman que son éditeur qualifie lui-même de« barbare ». Safari suit l'abominable périple en Afrique d'un mâle raciste, caricature de p'tit Blanc dominateur au cigare entre les dents, qui entend de concert chasser le rhinocéros et dompter la gazelle noire, flatter son instinct meurtrier et apaiser sa fringale sexuelle, avec le même mépris des autochtones. Le lecteur reste jusqu'au bout désarçonné, abasourdi, par la violence inouïe des rapports de force entre hommes et femmes, touristes et indigènes (« phacochères », « malappris ignares », « suintants de maladies vénériennes »). Frôlant la pornographie, le récit convoque la crudité dans tous ses états : brutalités conjugales, jouissances tarifées, exécutions sommaires, viols collectifs. Imperturbable, Pavel Hak poursuit jusqu'au chaos sa fresque insupportable d'un monde sauvage, animal, une jungle où l'on se rend à vol d'oiseau métallique de 217 tonnes d'acier, et où plus rien n'a de sens, où « la pensée tourne à vide », où règnent toutes sortes de corruptions, où se tendent tous les pièges, où conquérants priapiques et militaires cyniques s'adonnent à toutes les pulsions. Safari est un livre effarant, une fable sur l'apocalypse à la fin de laquelle ne subsiste qu'un « animal fabuleux à tête d'homme » qui contemple le désert, sphinx perplexe devant le mystère de tant d'inhumanité.

 Jean-Luc Douin

MA VIE TRANSFORMISTE de Vincent Colonna.

SAFARI de Pavel Hak.