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Sniper

SHOT

Comment représenter la guerre? Violences, atrocités... Pavel Hak n'évite rien de l'horreur faite aux corps.

 Deuxième roman du Tchèque Pavel Hak, et c'est encore la violence qui frappe le lecteur. Après Safari, parabole existentielle sur fond de guerre civilo-sexuelle en Afrique, Sniper impose un univers romanesque bétonné, compact, à la mesure de son narrateur-sniper, "moi le bloc de marbre trônant armé sur un bloc d'acier à l'entrée bétonnée d'une galerie souterraine". Roman-bloc (moins de 100 pages), en vingt-neuf chapitres annoncés en chiffres romains, "comme autant de barres qu'on fait sur la crosse de son arme quand on abat un ennemi, confie l'auteur, qui ajoute : Une série de barres, c'est moins lisible immédiatement; il devient plus difficile de se repérer dans le texte.n
Le roman se construit en trois récits, trois genres, trois façons d'arpenter le romanesque aujourd'hui : d'abord le soliloque lyrique et rationnel du sniper ("Mon devoir est de tuer. Frapper mortellement (en une fraction de seconde) ce qui est condamné à
mort. (…) Frapper mortellement. Tuer... ''), puis le récit d'un homme à la recherche des corps que la guerre s'empresse de faire disparaître ; et en contrepoint de ses gros plans sur personnage unique, la trame événementielle dévide ses épisodes d'interrogatoires musclés, viols collectifs, pour une guerre menée systématiquement aux femmes, parce que ce sont elles les victimes : "Leur torture leur apprendra qu'elles doivent avoir honte de ce qu'elles sont; le viol leur enseignera qu'elles ne doivent jamais raconter ce qui leur sera arrivé !'' La guerre, c'est celle qu'on livre aussi au corps sexuel, le crime de guerre n'est pas seulement l'exécution sommaire, mais le rapport sexuel, Pavel Hak le sait, qui va loin dans la description d'organes arrachés, de doubles pénétrations fusils/sexes.
La violence, pour être frontale, n'en est pas moins complexe, entrecroisant avec précision une écriture pulsionnelle fondée sur les effets de rythme, le pire des dialogues SAS - "Désinfecte cette pétasse !” - et des situations traitées sur le mode documentaire. Ce dispositif romanesque n'est pas innocent : il mettrait à jour la maladie de la mort du roman. Explication de l'auteur: ''La fiction contemporaine a des problèmes.Elle a besoin de réel, et ce réel il n y a que le corps qui peut le lui donner. Par le biais d'une écriture à la fois pulsionnelle et documentaire, il devient possible de faire de la littérature. Ce n'est pas nouveau: le meilleur de Proust vient du corps, du côté d'Albertine disparue par exemple, ce n'est plus Flaubert, le stylisme de Flaubert, mais Guyotat, Faulkner, Thomas Bernhard." La violence de Pavel Hak, exilé en France depuis une quinzaine d'années, se comprend dans son rapport à la langue étrangère : ne pas rejouer la tradition littéraire. Citer Proust, oui, mais pour pointer, comme lui, qu'on "écrit toujours dans une langue étrangère”, ne pas se focaliser sur des histoires de beau style, de travail et fétichisme du bon/beau mot, en finir avec le complexe de l'immigré littéraire s'inclinant devant les belles lettres françaises. La violence de Pavel Hak est dans ce besoin d'effraction de la langue, par extension peut-être métaphorique des corps perforés, pénétrés, de ses romans. Il suffit de l'entendre dire qu'il s'enfonce, qu'il lutte, ce sont ses mots :
"Je m'enfonce dans la langue comme dans la vie. J'ai coupé avec la Tchécoslovaquie, sa langue, j'ai dû lutter contre la philosophie que j'étudiais à Paris pour forcer la littérature. Quand vous êtes étranger, vous pouvez y aller à fond, toucher le fond de la langue étrangère, parce que vous savez qu'il va vous falloir bouger dedans. C'est très difficile, aussi je reste choqué par un Cioran styliste, formaliste intégré du côté de la pensée, jamais de la pulsion."
Avec Sniper, Hak mène sa guerre contre le roman degré zéro, les histoires qu'on nous raconte, romans sans corps, textes sans réel derrière lesquels se cachent des raconteurs d'histoires. Sa mission ? Celle de son sniper : "Plus de désinformation, plus de renseignements tronqués, plus de déformation de la réalité." Pavel Hak tire à vue.

 Laurent Goumarre