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Trans

Voltaire baladait son Candide à travers un monde en explosion. Céline son Bardamu dans un Voyage au bout de la nuit, Pavel Hak suit à la trace Wu Tse, fugitif clandestin à travers les continents Asie-Afrique-Europe, et partout la même base de scénario violent décliné systématiquement : guerres civiles, prostitution, viols, anthropophagie, torture, épidémies, flux migratoires. Wu Tse. personnage sans fiche d'identité - « Il feint l'épuisement. Ignore les questions qui pourraient le cerner. – Vous a-t-il dit son nom? – Il s'appelle Wu Tse. - Wu Tse, Wu Tse : c'est de quelle origine? » - cherche à quitter clandestinement un pays d'Asie qui serait la Chine ou autre chose, miné par les compromissions politiques, trafics de toute espèce, crise économique, pour gagner un pays riche.
Le roman est lancé, il ne sera qu'une longue fuite pour des jours meilleurs, une quête bientôt relayée par celle de l'amour perdu : Wu Tse rencontre et perd de vue Kwan, jeune femme qui lui servira d'appât pour le meurtre et dépouillage d'un homme d'affaires
Dès lors, le texte fonctionne comme un listage de toutes les atrocités identifiables que subit/commet le personnage, et jouit de cette mondialisation criminelle. Projet sadien pour un roman qui pose frontalement, cette fois, sans dispositif formel repérable - comme ce fut le cas des premiers textes, Safari, Sniper, Lutte à mort (Éditions Tristam) - cette question : quelle écriture pour la violence?
Pour mesurer l'enjeu personnel de ce motif, il faudrait d'abord revenir sur l'histoire de Pavel Hak, né dans le sud de la Bohême en 1962, de père ouvrier électricien ; il entre à l'usine à quinze ans, décroche son bac technique, mais se sent rapidement à l'étroit dans l'ex-Tchécoslovaquie qui subit la censure intellectuelle. Hak fuit alors son pays pour gagner l'Ouest clandestinement, l'Italie, puis la France, où il s'installe en 1985, à 23 ans, apprend le français sur les bancs de la Sorbonne en classe de philosophie, un français savant contre lequel il construira «sa langue d'écrivain». Le parallèle biographique avec le ressort dramatique de Trans permet de penser «la fuite clandestine», non seulement comme ce qui met en mouvement textes et personnages -la pièce de théâtre Lutte à mort mettait déjà en scène une Fille qui fuyait son pays de l'Est en guerre, se faisait intercepter en clandestine dans une forêt par des soldats, était violée, emprisonnée, puis se libérait et fuyait... -, mais bien comme la figure de style de Pavel Hak.
Quelle écriture, donc, pour la violence? Trans répond par un roman qui fuit du côté du conte philosophique dans la tradition voltairienne en une suite de péripéties atroces brutalement traitées par une langue qui ne s'embarrasse d'aucun développement ni analyse : Wu Tse débarque, on ne sait comment, sur des côtes africaines, est capturé par un médecin psychopathe de série Z, le docteur Swartz, bien sûr, manipulateur génétique entre Mengele et Moreau, en pleine guerre civile et soulèvement militaire. Aucune contextualisation, le compte rendu de l'actualité a la minceur d'un journal télévisé, sans compter l'invraisemblance de ces pays-continents qui partageraient tous la même langue dans une succession d'interrogatoires policiers. Mais ce serait un Voltaire réactualisé SAS, où la naïveté neutre (surjouée) de Candide s'aplatirait dans un texte défiant tout souci d'épaisseur littéraire pour atteindre la maladresse désuète des romans petitement pornos : «Minable pute, hurle Swartz. - Sale pervers, gémit N'Qgana. Pour accroître la bestialité du coït (N'Ogana aime que les derniers coups de reins soient frénétiques), elle repousse son assaillant, crie, résiste à la queue qui meurtrit son anus (…) – Violeur! Assassin! Swartz décharge dans le cul de la renégate».
Pas de dispositif formel évident cette fois, écrivais-je au début ; je pensais à la coupure en deux blocs fictionnels sans lien ni dénouement de Safari, aux deux régimes littéraires de Sniper qui apposait à un monologue aux accents lyriques une écriture platement pornographique dans l'abattage de 29 chapitres pour moins de 100 pages. Pour autant, on ne peut faire l'économie des phrases nominales, systématiquement repliées sur deux lignes qui ouvrent le roman : «Affamés, terrorisés /Embusqués dans la bouche d'égouts»! et ponctuent tout le texte que ce soit sur un mode descriptif: «Grincement de porte au bout de corridor./Silhouette de la jeune femelle caïman», ou télégraphiques pour compte rendu AFP «Tueries systématiques. Massacres aveugles./Ville aux mains de militaires hyperarmés», jusqu'au final qui reprend et déplace l' «affamés» du départ : «Êtres affamés de vivre./Vies porteuses d'espoir.» Or ce style télégraphique, outre son effet évident de rythme, fait chaque fois basculer le roman vers l'inachèvement d'une écriture de scénario, à moins qu'il ne s'agisse de réactiver la place de l'auteur dans ce qui pourrait apparaître comme des didascalies théâtrales. En systématisant son procédé, Hak court-circuite le déroulement romanesque qu'il déplace aussi vers la prise de note journalistique. Aussi le statut de son écriture est-il toujours fuyant : la nervosité de ces petits blocs à la valeur documentaire ajoutée participe de l'extrême rapidité de cette fuite voltairienne sur trois continents en moins de 200 pages, et dans le même temps impose des arrêts sur image à valeur accélérative, des indications scéniques...
Ce flottement du régime romanesque n'est pas sans répercutions sur Wu Tse, personnage en fuite qui ne peut s'accrocher nulle part, clandestin à jamais dans un récit qui a la puissance efficace et la seule réalité d'un jeu vidéo. Tiré à vue, torturé, emprisonné, et à chaque fois rescapé, Wu Tse sans identité est alors le motif contemporain d'une histoire - ici un récit - qui se joue et jouit de lui. Et c'est encore là la plus extrême violence.

 Laurent Goumarre