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Trans

« Trans » confirme l'étonnant talent de Pavel Hak

 L'ENFER SUR TERRE

 Comme hypertendu entre la fiction et le réel, voilà un roman à très haute tension. Haletant, violent, insoutenable parfois ; une sorte d'allégorie de la violence, de toutes les violences du monde. Après Safari (2001), Sniper (2002) et Lutte à mort (2004) (1), Trans est le quatrième roman de Pavel Hak. Il confirme l'étonnant talent de cet écrivain d'origine tchèque, exilé en France depuis une vingtaine d'années. D'emblée, on comprend que ce ne sera pas une partie de plaisir : « Affamés, terrorisés./ Embusqués dans la bouche d'égout./Personne, à part les patrouilles de soldats, n'a le droit de s'aventurer dans les rues jonchées de cadavres. »
Quelque part en Asie, il fait un froid polaire. Comme des millions d'affamés, Wu Tse n'a d'autre choix que de manger des morts. Et de trouver le moyen, n'importe lequel, pour échapper avec la belle Kwan à cet Etat qui, depuis près d'un siècle, tient la population sous le joug d'un régime atroce.
Les premières pages sont comme tirées à bout portant : « Robustesse des régimes inhumains./Découragement. Moral à zéro. »
Et puis très vite, apparaît le véritable propos du livre : « Les hommes fuyant la misère sont un fléau qu'aucune mesure de sécurité ne peut arrêter. (…) N'ayant rien, ils ne craignent rien (puisqu'ils n'ont rien à perdre). Et rien ne peut les faire renoncer au rêve de prospérité que la misère a injecté dans leurs têtes. Leurrés déshérités : transformés en matière première dont on peut faire un bizness plus lucratif que le trafic d'armes. Les bénéfices annuels (estimés à des milliards de dollars) ne confirment-ils pas que la demande est inépuisable? Et plus il sera difficile de rentrer au paradis, plus les gueux seront prêts à prendre des risques pour franchir les frontières. Un mur hérissé de barbelés, des mesures juridiques encore plus restrictives peuvent-ils les faire reculer? Durcir la politique d'émigration fait monter les prix. »
Que l'on ne se méprenne pas : Trans est tout sauf un livre à thèse. D'une grande modernité - l'écriture a un rythme très particulier, à la fois syncopé et tout en percussions -, c'est un roman d'aventures, de violence et de sexe aux confins du burlesque tragique et de la science-fiction. Une véritable descente aux enfers, de l'Asie à l'Europe en passant par l'Afrique, où les hommes et les femmes tentent de survivre, tantôt transformés en aliments ou en combustibles, tantôt en prostitués ou en objets d'expérimentation scientifique.
Le plus étonnant dans la manière dont Pavel Hak construit son récit est à la fois son parti pris d'irréalisme - la partie africaine tout particulièrement, avec ce dingue de docteur Swartz, sorte de Folamour imbibé d'alcool égaré au fin fond de la jungle au milieu de ses virus et des monstres humains, « hommes-cobayes, hommes modifiés, hommes-matériaux » - et la façon dont il colle sans cesse à la réalité. Ainsi, ces quelques pages étouffantes, claustrophobes à fond de cale dans un cargo-sarcophage, qui renvoient aux images, mille fois entraperçues dans les médias, d'immigrés débarquant à bout de forces aux Canaries ou en Italie. Ou encore l'arrivée de Wu Tse en Europe, l'aéroport, la police des frontières, la violence des fouilles, les zones d'attente. 
« Dépôts d'étrangers. Coup de massue./Empaquetage rapide des débarqués. »
Chaque séquence du roman est précédée, comme scandée, par quelques mots, en général purement descriptifs, qui fonctionnent comme des accélérateurs du récit. Alors, le style s'efface derrière le seul souci de l'efficacité. Comme s'il braquait des projecteurs, Pavel Hak braque ses phrases sur l'envers du monde occidental, avec son cortège de dictatures, de filières clandestines d'immigration, de trafics, de corruption, d'épidémies.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? C'est, livre après livre, toute l'ambition de cet écrivain singulier : donner à voir, à ressentir, à vomir, la violence et l'injustice du monde ; construire une fresque implacable des nouvelles réalités planétaires, actuelles ou à venir. Réaliste et visionnaire à la fois, il propose une écriture de la sensation et de l'image qui n'a guère d'équivalent dans la littérature contemporaine.
On ressort de Trans abasourdi. Au milieu de l'extrême noirceur de ce chaos, une petite lueur tout de même, le fol espoir de Wu Tse de retrouver, quelque part au milieu des immenses docks d'un port occidental, sa chère Kwan.
« Êtres affamés de vivre./Vies porteuses d'espoir. »

 FRANCK NOUCHl

 (1) Ces trois romans ont été publiés aux éditions Tristram.