Article de presse
Trans

Des rues jonchées de cadavres humains. Une morgue à ciel ouvert. Des survivants affamés qui n'ont d'autre choix que de se nourrir de ceux-là mêmes que la faim a emportés avant eux. Un régime totalitaire qui organise méthodiquement l'évacuation des dépouilles, car la pénurie n'épargne pas ses dignitaires : on parle de festins dans les palais.
Point de départ, quelque part en Asie, de la fuite de Wu Tse à travers le monde, d'un continent à l'autre. Trans est le récit de son itinéraire pour échapper à la misère. De l'autre côté - de la frontière, de l'océan, des barreaux d'un cachot -, l'herbe semble toujours plus verte, mais partout il est rejeté, partout il faut se battre. Toujours, irrémédiablement, Wu Tse se retrouve dans le clan des exclus, celui des pauvres ou des étrangers, souvent les deux à la fois, exploités bien entendu, dans toute société, de la plus primitive à la plus occidentalisée. Tour à tour prisonnier d'un scientifique fou menant des expérimentations sur les corps humains, contraint de se cacher dans la fosse à purin d'un village de cannibales, déguisé en touriste occidental pour passer les contrôles de la douane, main d'œuvre bon marché de quelque industrie, Wu Tse compose avec les codes et les failles de chacune des cultures où il se retrouve propulsé, s'adapte en un éclair pour déjouer la vigilance des uns et des autres, s'intégrer malgré eux dans leur communauté avant de fuir encore. Il s'agit bien de sauver sa peau : si Wu Tse s'en tire parfois par la ruse, c'est toujours en faisant usage de la force qu'il peut vaincre. Car l’étranger fait partie de ceux qui n'ont que leur corps pour bagage et pour arme. Lui-même est pris dans un immense trafic, dont la chair humaine est la matière première : les passeurs assurant le convoyage des masses misérables, les riches clients de la prostitution, les usines exploitant des ouvriers clandestins, autant de formes d'un commerce de l'humain auquel Wu Tse tente vainement d'échapper. Le texte est soutenu par un rythme implacable, que vient souligner une étourdissante ritournelle, martèlement incessant. Les phrases s'enchaînent et se bousculent les unes les autres, tendues vers leur point de fuite. À peine si l'auteur s'accorde quelques détours dans ce récit strictement chronologique, qui ne s'encombre ni de sentiment ni de psychologie, l'essentiel étant dans la scansion, dans la succession des événements décrits en de courtes phrases sans appel, sèches et sonores. L’écriture de Pavel Hak, composant un texte d'une seule haleine, qui semble ne jamais devoir reprendre son souffle, répond à l'élan de son personnage, prisonnier de sa course, fuite en avant qui n'est qu'échappée; Wu Tse ne sait où il va, sinon toujours plus loin - mais sans but, sa course est aussi sans fin.

 Marie Delaby