Article de presse
Sniper

SNIPER, LE CHOC PAVEL HAK

 Surtout pas de doutes, de brèches, de remords, de questionnements et de fléchissements, de culpabilité, de rébellion, de morale, Le sniper vise, tire, tue. C'est rapide. C'est efficace. Aucune prise de risque. Aucune confrontation directe. Aucune éclaboussure de sang. L'assassin, embusqué sur les hauteurs d'une montagne, devenu l'arme elle-même, c'est-à-dire un bout d'acier sans émotion, ivre de sa propre puissance, se retrouve à l'abri de tout vacillement. Sniper, livre de guerre et de colère, foudroyant de violence, s'avère aussi une réflexion sur la lâcheté (la mort de l'âme) et la sexualité (la vie du corps).
Pavel Hak, né en Tchécoslovaquie en 1962 et arrivé en France en 1985, écrit directement en français. Chacun de ses mots, dans un style de souffle coupé et de reprise d'air, décuple son sens. Sniper est, après Safari (Tristram, 2001), son second roman.
Un pays en temps de guerre. On aurait tort de penser à un lieu précis. Meurtres, tortures, viols, haine gratuite, exécutions sanglantes, dénonciations. Cela peut être partout. Seule l'époque, notre siècle et ses avancées technologiques, claque comme une évidence. Pavel Hak suit plusieurs destinées humaines. Quelques habitants d'un hameau, détruit par les obus, s'enfuient à travers les ruines. Des militaires brutalisent des femmes avant qu'elles ne réussissent à s'évader. Un homme tente de déterrer les morts de sa famille ensevelis sous la terre gelée. Le monologue d’un tireur dissimulé, sûr de son droit, sûr de son devoir, encercle le tout.
L'écriture, avec ses nombreuses parenthèses, ses descriptions paysagères, ses visions apocalyptiques, ses brusques interjections, ses dialogues crus, ses arrêts sur visages, son rythme de thermomètre cassé, suggère un monde chaotique. Rien n'est à sa place. Rien n'est donné d'un bloc. L'abomination n'ensevelit pas tout. L'humanité tente de résister à la monstruosité. Elle est cet homme démuni s'acharnant à extraire des cadavres de la terre gelée. Les actes de barbarie sont décrits avec réalisme. Le corps - la sexualité, la jouissance, la reproduction - est au cœur de la destruction. Il s'agit de tuer la vie même. La violence, constitutive du projet de Pavel Hak, évite toute complaisance. Sniper est une condamnation sans faille de la terreur. Mais, contre un monde déréalisé et anesthésié, il s'agit de montrer la matérialité de la guerre.
Tout écrivain doit, tôt ou tard, d'une façon ou d'une autre, se confronter à son époque. Sniper est un texte court. Pavel Hak dénonce une humanité proche de l'implosion. Son livre nous fait passer, en une fin hallucinante, de la destruction à l'autodestruction. À force de tout moquer, notre monde risque de ne plus rien avoir à moquer. Car il faut voir la morale ridiculisée, l'engagement caricaturé, la culture ignorée. Il faut voir la brutalité, présente dans les mentalités, imprégner des sociétés entières. Sniper, texte dépoli jusqu’à l’extrême, crachat à la figure des bourreaux, inversement du couple faible-fort, reste un plaidoyer pour la mémoire.
Il y a, redisons-le, parmi les plus belles scènes du livre, cet homme déterrant les cadavres de sa famille pour les ramener chez lui. Luttant, à sa manière dérisoire et solitaire, contre les tortionnaires. Persuadé que leur victoire résiderait dans notre oubli. Qu'il y ait alors des traces. Des coups de pioche dans la terre gelée.
 

Marie-Laure Delorme