Article de presse
Sniper

ENTRETIEN AVEC PAVEL HAK PAR FRÉDÉRIC CIRIEZ

A la lecture de Sniper, on pense immédiatement à l’ex-Yougoslavie. Pourtant, le cadre géopolitique du roman n’est volontairement pas précisé. Pourquoi ?
Parce qu’il me semble intéressant de travailler du point de vue de la fiction pure et de ne pas ancrer la fiction dans un contexte historique trop concret. Ce qui m’intéresse, c’est de travailler ce que la fiction a de propre : si elle peut certes être pénétrée par de la réalité et suggérer des événements réels, elle peut en même temps être détachée de tout contexte historique. Sniper fonctionne sur ce mode.

Pourquoi ce choix d’une construction alternée entre le « je » halluciné du sniper et un point de vue externe sur les protagonistes du drame et les fuyards?
C’était un des enjeux du roman : refléter l’engrenage de la guerre, montrer comment un événement complexe frappe et absorbe la vie et le destin de personnes très différentes les unes des autres. Pourquoi donc est-ce le sniper qui endosse le « je » ? C’est peut-être là le cœur du récit… Il fallait se situer dans le mental de celui qui véhicule emblématiquement le mal et qui donne la mort. Comme l’origine de la terreur, c’est le sniper, il fallait sonder son délire.

Le sniper, c’est un champion du réel. Il est une machine obsessionnelle à enregistrer et à désintégrer le réel.
Ces deux extrémités du discours et du rapport à l’existence que sont le réel et le délire s’articulent effectivement dans la parole du sniper. Quand il parle, il délire, mais son délire est structuré. Il ne délire pas sur n’importe quoi. Il délire sur la guerre, sur la politique, sur ses ennemis, sur l’État, etc. C’est dans cette extrémité que se tient le livre, entre la guerre, c’est-à-dire une situation ultime, et le délire. Le rapport entre le réel et le délire, c’est très compliqué. Mais ce qu’on peut voir ici, c’est que dès que disparaissent les autres types de discours – philosophique, poétique ou simplement lié à la communication ordinaire entre les hommes –, le délire entre en scène et devient dominant. Chez le sniper, il absorbe tout, il dévaste tout, il broie tout, il est plus fort que tout.

Pour le sniper, tuer, c’est, dès les premières pages du livre, tuer le langage de l’autre, tuer la « bouche parlante ».
C’est une inquiétude qui lui est propre. Il veut tuer l’autre, c’est clair. Et pourtant il s’inquiète de cette possibilité de parler chez celui qu’il a en ligne de mire. Comme si anéantir l’autre, ça signifiait tout d’abord supprimer la bouche, la parole, la possibilité de parler. Ce qui est intéressant, c’est de voir que, du côté des assassins, on est hantés par la parole, car on ne la supporte pas.

« Quand je serre son manche, je n’ai plus de corps humain : je suis le fusil. » La dimension technique du nettoyage ethnique, qui s’oppose au dénuement quasi primitif des fuyards, est ici central.
Oui. C’est toujours l’instrument qui joue un rôle essentiel dans les massacres, depuis les massacres primitifs jusqu’aux massacres récents, comme ceux perpétrés à la machette au Rwanda, la machette étant déjà un instrument fabriqué. Ici, on est en présence de cette alliance inquiétante et emblématique entre l’homme et la technique : la technique permet à l’homme de s’identifier à ce qui n’est pas lui, à l’instrument qui sert à tuer. Cette identification coupe l’homme de toute possibilité de réflexion, de remords, de culpabilité, bref, de toute humanité. Le vingtième siècle aura été le laboratoire terrifiant de cette technicisation ultime du meurtre. Nous en sommes les héritiers.

Les scènes de viol sont nombreuse dans Sniper, et ce n’est pas un hasard. Le viol, est-ce du malheur sur du malheur, ou y a-t-il une essence sexuelle de tout génocide ?
Il y a toujours eu des viols, c’est d’une certaine manière constitutif de toutes les guerres. C’est le corps de l’autre qu’il faut frapper. Tout d’abord celui de la femme qui doit souffrir, être marquée, et qui, si elle n’est pas tuée, doit voir inscrites à même sa chair les traces de l’atrocité. Il y a donc une relation très étroite entre la guerre et le corps sexué. Dès qu’il y a torture, c’est le sexe qui est pris pour cible. Celui des femmes, mais aussi celui des hommes. Ce qui m’a intéressé dans Sniper, c’était de montrer que quelque chose de décisif se joue là, dans cette attaque systématisée du corps sexuel. La rationalisation délirante du génocide passe par là.

Le génocide, c’est l’extermination de la mémoire à l’état pur, dans la mesure où son processus implique l’effacement des monstruosités qu’il a engendrées : cadavres mutilés, charniers, etc. C’est un point important de Sniper.
Le génocide doit aller jusque-là pour éviter que quelque chose d’accusateur ne subsiste. Dès qu’on se lance dans une entreprise d’extermination, dès qu’on systématise la mise à mort, il faut que rien ne reste du meurtre. Ce qui est très étrange, car quelque chose du carnage s’obstine toujours à demeurer. Sous un angle matériel, avec la terre qui peut cacher des traces et des preuves de ce qui s’est produit. Sous un angle immatériel également, avec la conscience et la mémoire des événements, que quelqu’un aura un jour à assumer et à transmettre. C’est là une question philosophique très riche.

Dans Sniper, il y a peu de description de visages. Pourquoi ?
Le visage, la figure, c’est le point culminant de l’identité humaine. Mais dans ce type d’engrenage guerrier, qui implique la confrontation des fuyards à la barbarie en marche, le visage comme signe d’identité disparaît. Voilà.

La figure du fils qui vient chercher le corps de sa famille exterminée active ici une fonction anthropologique clé, celle de donner une véritable sépulture à ses morts.
Vous conceptualisez l’action de cet homme qui cherche les corps des membres de sa famille pour les enterrer dignement. Mais pour lui, cette action n’est pas le résultat d’une réflexion concrète. C’est surtout quelque chose qu’il se sent obligé de faire. A l’inverse, le sniper, pour tuer, vit sur le mode de la rationalité délirante. C’est cet écart entre les deux hommes qui m’intéresse. Cet écart entre un homme qui élabore le meurtre et un autre homme pour qui il s’agit ni plus ni moins, de manière profondément humaine, de tirer de la terre gelée le corps de ses proches. Il y a deux phases dans sa quête : une lutte avec la terre qui pourrait faire disparaître à jamais ceux qui y sont enfouis ; et un travail de deuil, la nécessité d’enterrer ses proches avec un cérémonial. En un sens plus large, il répond à une spécificité humaine ancestrale : se confronter au corps des morts.

Vous avez étudié la philosophie à la Sorbonne. Y a-t-il des idées dans Sniper ?
Ce n’est pas à moi de répondre ! Mais je dirais que la littérature pense selon ses modalités propres. La démarche littéraire n’est pas conceptuelle, mais le roman pense à sa façon, littérairement, d’une manière unique et irremplaçable. Dans le roman, la réflexion émane de l’espace de la fiction, qui ouvre des portes extraordinaires. Quant au lecteur, il entre dans un espace très étrange qu’il lui faut s’approprier. Malheureusement, la vie moderne essaie de l’anéantir. Il ne faut surtout pas lire aujourd’hui, c’est très dangereux ! (Rires)

Pour dire et montrer la guerre, qu’est-ce qu’un livre apporte de différent par rapport à un film ?
Pour comparer, il faut voir de quelle image et de quel cinéma on parle, dans la mesure où l’industrie cinématographique, aujourd’hui, produit des images faites pour nous hypnotiser, pas pour nous faire réfléchir. Car le cinéma peut bien sûr être un art, avec son mode de pensée propre. Je pense par exemple au film “Khroustaliov, ma voiture!”, du cinéaste russe Alexei Guerman : ça c’est du cinéma qui invite à réfléchir sur l’homme et sur l’histoire (L’un des films les plus controversés du cinéma russe contemporain. Réalisé en 1997, il interroge la Russie sous Staline, en 1953, via la trajectoire d’un médecin qui sera amené à soigner le dictateur, NDLR). Pour répondre à votre question, je dirai que la différence entre l’écrit et l’image est très étrange. Parce que je crois que l’image précède la pensée, tandis que l’écriture et la lecture sont davantage liées à la pensée, à l’élaboration du sens. La littérature et le cinéma sont ainsi deux espaces distincts qu’il est difficile de comparer. Leur enjeu commun, c’est surtout la possibilité d’une confrontation entre l’homme, le monde et le temps.

Quels sont la place et le rôle du lecteur qui, dans Sniper, doit affronter des réalités aberrantes, folles ?
C’est une confrontation extrême, certes, mais le livre ne renvoie pas à une réalité complètement imaginaire. Pour le lecteur, il s’agit donc d’une affaire personnelle : il accepte, ou pas, de se confronter avec ce qui est dit et montré.

Propos recueillis par Frédéric Ciriez